"La psychanalyse, bien vivante" : un entretien exclusif avec Eric Laurent
par Éric Laurent |
le 21 février 2013 |
revue Numéro 10 |
thème Rencontre
Eric Laurent a accepté de se prêter pour nous au jeu des questions réponses au sujet de son dernier ouvrage, La bataille de l'autisme, paru chez Navarin à l'automne 2012.
- Vous choisissez un vocabulaire martial pour le titre de votre ouvrage La bataille de l'autisme, afin d'évoquer les débats houleux et les attaques contre la psychanalyse à la suite, notamment, de la proclamation l'année dernière par les pouvoirs publics de l'autisme comme grande cause nationale.Si l'on élargissait le débat, seriez-vous d'accord pour dire que l'autisme en tant que « bataille » doit être englobé dans une guerre plus générale, et si oui, pouvez-vous en préciser les contours ?
Eric Laurent : Bataille, combat, sont les mots avec lesquels beaucoup de parents d'enfants autistes qualifient l'affrontement quotidien avec les conséquences du mode d'être et de la souffrance de leurs enfants. J'ai repris ces mots pour qualifier l'affrontement entre les adversaires de la psychanalyse et de ce que certains appellent d'un néologisme original la « psychiatrie-psychanalyse », et nous qui souhaitons proposer une approche plurielle des sujets autistes dans leur diversité.
A cet égard, que penser du paradigme cognitivo-comportemental, dont certains partisans mêmes, comme le psychiatre Laurent Mottron, mais aussi des autistes de « haut niveau » (pas spécialement favorables à la psychanalyse) remettent en cause certains types de traitements inspirés de ces théories, comme ABA : peut-on considérer que ce paradigme et ses conséquences cliniques font un tabac en Europe au moment même où il s’essoufflerait un peu dans les pays anglo-saxons (comme vous le montrez très bien dans votre partie sur les très vives discussions autour du DSM V) ?
La question du diagnostic d'« autisme » : D'une part ne pensez vous pas que par rapport au mouvement d'extension du spectre autistique, dont vous montrez bien dans votre ouvrage les enjeux, nous avons intérêt à affiner nos repérages de façon à localiser une catégorie opératoire de l'autisme, ce à quoi contribue votre théorie du « retour de la jouissance sur le bord » ? D'autre part, dans ce contexte, en quoi est-il pertinent de maintenir l'autisme sous la logique de la forclusion (vous évoquez la « forclusion du trou » dans l'autisme) ?
L'enjeu est de maintenir ce que nous avons appris des rapports de la forclusion et du réel dans un champ qui ne se définit pas de la « forclusion du nom du Père ». Nous ne sommes plus dans le champ de la psychose et pourtant des modes opératoires du sujet se ressemblent, se recouvrent, se séparent, ce qui a fait le fond des difficultés de la place de la clinique de l'autisme. Le point fondamental cependant est bien qu'il y a des phénomènes cliniques dans l'autisme qui n'ont pas de correspondance dans la psychose. Pour résumer, tout ce qui relève de la pure répétition du Un, sans implication du corps ou de l'imaginaire.
- L'autisme est un signifiant qui sous votre plume apparaît sous une double acception : il peut être considéré comme le cheval de Troie des ennemis de la psychanalyse dans la « bataille de l'autisme», mais constitue aussi un signifiant majeur dans notre champ comme une catégorie opératoire qui permet d'affiner le diagnostic de psychose.
Toutefois, dans cette extension du diagnostic d'autisme à partir des critères statistiques du DSM-IV, qui apparaît alors comme une dénomination floue qui noie tout le champ clinique, ne retrouve -t-on pas quelque chose d'intrinsèque au mouvement de notre monde contemporain qui irait dans le sens d'un « noyau autistique », celui d'une radicale solitude chez tout sujet, proche des élaborations de Jacques-Alain Miller sur le « Un tout-seul » ?
Vous situez très bien l'enjeu de ce double mouvement. Le caractère épidémique de la nomination d'autisme dans la nouvelle clinique psychiatrique de l'enfant n'est pas seulement un phénomène lié à une imprécision des « critères diagnostiques » comme le pense Allan Frances, le responsable du DSM IV maintenant pourfendeur du DSM V. C'est le résultat d'un ensemble de facteurs que j'examine dans le livre. C'est aussi, en dernière instance, la perception dans la clinique de la place de la pure répétition qui engage le corps. Dans cette perspective, la solitude n'est pas celle du sujet mais celle du Un de jouissance.
- Le sujet autiste et l'institution : Antonio di Ciaccia tenait à distinguer la « pratique à plusieurs » du « travail en équipe» pour réserver la première aux interventions auprès des sujets autistes. On pourrait postuler que cette distinction invite à penser que l'autisme est une défense contre la folie. Il s'agit alors de s'introduire dans l'univers de l'autiste en respectant cette défense tout en permettant que s'y installe un autre que l'enfant puisse tolérer, un autre compatible avec ces défenses. Pensez-vous alors que ces élaborations nous incitent à considérer qu'il y aurait une pratique avec les sujets autistes distincte de la pratique avec l'enfant psychotique proprement dit ?
Il semble plutôt que le sujet autiste sort d'un autisme de faible niveau de fonctionnement vers un fonctionnement de haut niveau, comme s'expriment ceux qui parlent en ces termes. Disons pour nous que nous restions dans la même topologie d'un espace qui n'est pas structuré comme celui dans lequel se meut le sujet psychotique. On sort de l'autisme pour rentrer dans l'autisme, mais autrement.
Il s'agirait alors de considérer que le maniement de la cure avec ou les interventions auprès de l'autiste n'ont pas à le faire verser dans la folie : S'agit-il de faire sortir l'enfant de son autisme ou de composer avec cette défense de façon à permettre des aménagements humanisants ?
La métaphore selon laquelle l'intervention auprès du sujet autiste aurait pour horizon de la « faire verser dans la folie », sera de moins en moins recevable. Il faut y renoncer. Il s'agit de s'appuyer sur l'usage autistique de l'objet pour agrandir le monde du sujet et lui permettre de trouver sa place dans un Autre toujours soumis au glissement de la langue et à la contingence.
On saisit très bien grâce aux descriptions que vous en faites et aux revendications de certains groupes de parents d'autistes l'importance de la communauté pour ces sujets regroupés en association, tout comme pour les autistes de haut niveau qui revendiquent aussi l'appartenance à cette même « dénomination ». On pourrait y voir un retour à ce que Lacan décrit dans ses Complexes familiaux sous la forme de ces groupements familiaux qui prenaient en charge des éléments de la communauté, quand la psychanalyse au contraire voit le jour dans le contexte de la montée au zénith de l'individualisme contemporain. Seriez-vous d'accord pour distinguer la pratique à plusieurs de la prise en charge du sujet autiste par une communauté ? N'y voyez-vous pas une des raisons des récentes attaques contre la psychanalyse qui s'inscrit en faux par rapport à ce retour des communautarismes ?
Nous avons besoin de dialoguer avec des associations de parents ou d'amis de sujets autistes qui puissent faire entendre la voix de ceux qui en sont privés pour obtenir des droits spécifiques. Ces associations, lorsqu'elles sont hétérogènes, qu'elles ne regroupent pas seulement des parents d'autistes, pas seulement des amis de sujets autistes, pas seulement des partisans d'une seule approche, pas seulement d'une même tranche d'âge, etc… seront plus sensibles aux propositions que nous faisons d'une approche plurielle mise en œuvre dans des institutions caractérisées par ce mode du multiple qu'est la « pratique à plusieurs ». Elles s'éloignent du modèle de la communauté de croyance.
Votre livre est construit en deux volets : le premier est théorique et offre au lecteur les avancées les plus pointues sur l'autisme, inspirées des travaux du dernier Lacan transmis par J.-A. Miller mais également de vos dernières élaborations. La seconde partie est plus politique, vous vous y positionnez comme un citoyen éclairé de la cité et démontez les ressorts de cette « bataille de l'autisme », mettez au jour ses liens avec Big Pharma et les véritables tâtonnements de la génétique, qui prétend au contraire chaque jour faire des avancées majeures.
Peut-on considérer que vous donnez, par une telle composition, la voie de la position que le clinicien orienté par Freud et Lacan devrait tenir dans la cité : informé, combatif et au plus près des enjeux politiques et cliniques ? Cela peut-il permettre, pour les jeunes cliniciens, par exemple, de ne pas se laisser aller à un certain fatalisme qui prétendrait que la psychanalyse, attaquée de toutes parts, est en train de se mourir ?
Comme vous y allez, « en train de mourir » ! Laissons la pulsion de mort là où elle est, c'est-à-dire dans la civilisation. Le désordre dans le réel en témoigne suffisamment et nous l'explorerons lors du prochain Congrès de l'AMP en 2014. La psychanalyse ne cesse de proposer sa réplique à cette pulsion de mort. Le scientisme contemporain est un des noms de cette pulsion. Il pense venir à bout des symptômes du vivant par un savoir statistique fétichisé, visant à réduire la particularité à une variation chiffrée. Il faut d'ailleurs distinguer la précision prédictive de la série statistique de la reconnaissance des limites de ce savoir. Un statisticien génial comme Nat Silver, « king of quants » comme on le surnomme, tient sur son blog hébergé par le New York Times http://fivethirtyeight.blogs.nytimes.com/ une chronique très contemporaine de cette tension et de cette délimitation nécessaire. Pour la génétique, il nous faut suivre la querelle des interprétations, qui fait autant rage dans la science biologique que la querelle des interprétations de la mécanique quantique en physique. Les exagérations de Big Pharma sur les résultats effectifs des médicaments, leur minimisation des effets néfastes, les difficultés d'interprétation des résultats des essais cliniques randomisés (ECR), sont maintenant passés des bureaux fermés à la place publique. Les scandales ne touchent pas seulement les psychotropes mais toutes les classes de médicaments (cf : Vioxx, Mediator, les statines etc…). Le jeune clinicien est maintenant plongé dans tout ça. Il est dans un monde où lui même prend des médicaments, comme tout le monde, où il voit l'héroïne de "Homeland" prendre régulièrement ses psychotropes, ou le scénario du film « The silver lining playbooks », avec Bradley Cooper, Jennifer Lawrence, Robert De Niro, fait de Bradley Cooper un sympathique « bi-polaire », embrouillé comme tout le monde dans ses amours. Le réalisateur et scénariste David Russell a confié qu'il a fait le film pour son fils de douze ans, diagnostiqué de bipolaire. Il faut voir le film qui est une réussite, desservie par la traduction française (?) du titre en « Happiness Therapy ». C'est un monde contemporain où la folie a trouvé son statut ordinaire, qui n'est pas seulement celui d'une maladie mais d'un mode d'être. Ceux qui ne prennent pas de médicaments, substances psychotropes légales ont recours aux substances illégales, douces ou dures. Ce monde c'est le nôtre, celui où la science ne vient pas à nous sous les seuls « gadgets » et « lathouses » comme s'exprimait Lacan mais sous la forme des psychotropes et du calcul de notre vie par l'ordinateur et la tablette superportable et le smartphone. Pour s'orienter dans ce monde, et reconnaître la place du sujet, il ne suffit pas de la localisation par GPS, il y faut les repères de la psychanalyse bien vivante, celle d'aujourd'hui.
Entretien réalisé par Dominique Holvoet et Virginie Leblanc
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